L’artiste française Corinne Fhima refuse de s’incarner dans cette figure quelconque que nous sommes au quotidien. Elle vise autre, et plus haut : être Superwoman, ou Wonder Woman, carrément, une super-héroïne aux super-pouvoirs, la nouvelle Eve majeure. Cette transmutation mentale a sa traduction vestimentaire : perruque blonde, bottes ou cuissardes à talons, juste-au-corps ou short avec les cuisses à l’air. Son petit air de cheerleader, de pom-pom girl ou de meneuse de revue à Las Vegas ne doit pas tromper : cette femme-là est « puissante ».
Elle est joueuse, aussi, et il se trouve qu’elle aime le sport, la compétition sportive. L’occasion de se mêler de ce qui ne la regarde pas a priori, les sports masculins, football américain, basket-ball. Eve bondit, s’empare de la balle, fait la nique aux mâles sur le terrain. Une vraie star, et toujours joyeuse, souriante, détendue. Vivre, pour l’Eve Majeure, est un jeu, une fête, fête du corps, fête du bon tour que l’on joue à des adversaires qui n’en croient pas leurs yeux. Le sport, dit-on, est la continuation de la guerre par d’autres moyens. Ici, c’est le triomphe de l’optimisme, de la joie. Une pure détente décontractante.
Non sans le second degré, on le pressent. Corinne Fhima, autant qu’elle joue à la fausse ingénue, ne s’empare pas pour rien de ces mythes humains de la surpuissance que représentent les super-héros. Ceux-ci ont vocation, d’une part à signifier l’impuissance humaine, d’autre part à nous consoler de celle-ci, à nous venger. La nouvelle Eve version Corinne Fhima venge le féminin et, plus largement, l’humain de ses insuffisances. À travers elle nous voyons mieux qui nous pourrions être, comment enfin nous pourrions devenir ces « humains supérieurs » dont toutes les civilisations ont rêvé, dans un fantasme invétéré d’Übermenschkeit, de surhumanité nietzschéenne. Zarathoustra reste une figure imaginaire ? Peut-être, mais rien n’interdit d’en endosser le frac.
Pas de héros sportif, pas d’héroïne sportive dont la brillante carrière ne se traduise par une flopée de produits dérivés, ballons décorés, t-shirts, breloques en tous genres. La nouvelle Eve fan du sport entend choyer ses fans, elle leur propose toute une gamme de produits à sa gloire qui contenteront pour sûr les aficionados. Cette collection de trophées « prolonge » le corps d’Eve la sportive magnifique, il vient en cimenter, en narrer la légende jusque dans nos vestiaires, nos salons et nos chambres à coucher. Comment ne pas être honorés de cette proximité sulpicienne avec l’héroïne, comment ne pas se réjouir de posséder ces amulettes qui nous communiquent un peu de ses pouvoirs, par délégation symbolique ? Les reliques d’un corps bien vivant, dynamique, hyperbolique. Eve aime le sport et se montre généreuse. Elle soulage nos vies, nous offre le sourire et la confiance en nous, ses admirateurs légitimes.
Le kitsch dans lequel Corinne Fhima moule ses images, d’habiles photomontages, ainsi que les objets fétiches qui y sont associés décalque à dessein celui de l’esthétique populaire, pleine de couleurs, de formes simples et amples, de fort impact visuel. Cette démonstration de visualité a elle aussi une fonction liante. Elle magnétise nos regards, nous attrape par la rétine, une bonne manière d’adhérer. Avec l’Eve de Corinne Fhima, rien au fond ne paraît impossible et c’est bien ce nous attendions d’entendre, au fond, à nous identifier à cette héroïne singulière sorite d’un comics américain des années 1940 pour nous exhausser. Merci à elle, merci à notre nouvelle Mère supérieure. Elle nous montre la voie de l’identité rêvée.
Paul Ardenne
Historien, historien de l'art, commissaire d'exposition et écrivain français.